Le créole haïtien ‒ langue
à la lumière de la théorie de Claire Lefèbvre (1998), qui a pris naissance
entre les années 1680 et 1740 grâce à des locuteurs appartenant depuis leur
origine africaine au groupe linguistique du Niger-Congo, principalement des
langues Kwa ‒ est à côté du français
l’un des moyens d’expression de la littérature haïtienne. Dans cette littérature
née au lendemain de 1804, s’il a fallu qu’on attende 1884 pour qu’il y soit
publié le premier texte en créole ‒ Choucoune du grand poète Oswald Durand ‒ la
littérature d’expression créole par contre existait des siècles avant.
En
effet, à Saint-Domingue ‒ devenue Haïti à partir de 1804 ‒ le créole était
incontournable. À telle enseigne, les décrets et proclamations des commissaires
comme Santonax et Hédouvile ont dû être traduits dans ce parler et lus sur les
plantations afin de faciliter leur diffusion ; D. Ducoeurjoly a jugé
nécessaire de rédiger un dictionnaire français-créole accompagné de quelques
conversations types, destiné aux négociants venus du Métropole. Nonobstant,
dans la colonie de Saint-Domingue, le créole ne se réservait pas uniquement à la
communication courante et officielle. On le retrouvait aussi dans des
productions intellectuelles gravées de préoccupations esthétiques qu’on peut en
ce sens prétendre littéraires. Dans cette optique, Lisette quitté la plaine et Dialogue
créole sont les œuvres en créole précédant la naissance de la littérature
haïtienne. Près de deux siècles de tradition, rien que deux textes littéraires
connus : il est certainement à considérer comme causes le caractère oral
de la tradition de l’époque, ainsi que le contexte structurel de Saint-Domingue
qui était une société de plantation, donc les bras ont été dans une certaine
mesure plus en usage que la « tête ».
Dans son ouvrage « Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’isle de Saint-Domingue », Moreau de Saint Méry précise en 1797 que Lisette quitté la plaine ‒ qui devait être chanté sur l’air de « que ne suis-je fougère » ‒ a été écrit par un certain Duvivier de la Mahotière quarante ans avant, donc, en 1757. Saint Méry, dans ce même ouvrage, présente le poème ainsi qu’une version française dont nous rapportons les strophes extrêmes, la première et la dernière :
Lisette quitté la plaine Lisette,
Mon perdi bonher à moué
Gié à moin semblé
fontaine
Dipi mon pa miré toué.
La jour quand mon coupé
canne,
Mon songé zamour à
moué ;
La nuit quand mon dans
cabane
Dans dromi mon quimbé toué
Lisett’
mon tande nouvelle
To compté bintot tourné
Vini donc toujours fidelle.
Miré bon passé tandé. .
N’a pas tardé davantage
To faire moin assez
chagrin,
Mon tant com’ zozo dans
cage,
Quand
yo faire li mouri faim.
Tu
fuis la plaine,
Mon bonheur s’est envolé;
Mes pleurs, en double
fontaine,
Sur tous tes pas ont
coulé.
Le jour moissonnant la
canne,
Je rêve à tes doux appas;
Un
songe dans ma cabane,
La
nuit te mets dans mes bras […].
Mais
est-il bien vrai, ma belle,
Dans peu tu dois
revenir :
Ah !
reviens toujours fidèle,
Croire
est moins bon doux que sentir
Ne tarde pas davantage,
C’est pour moi trop de
chagrin ;
Viens
retirer de sa cage, L’oiseau
consumé de faim.
Si dans ce poème Mahotière chante la séparation, la tristesse et la souffrance morale, dans Dialogue créole connu également sous le titre : Evahim et Aza, l’auteur, anonyme, aborde entre autres le thème de la jubilation de se retrouver. Ce texte destiné à être chanté a été révélé par Michel-Etienne Descourtilz dans son ouvrage Voyage d’un naturaliste. Voici donc un extrait :
EVAHIM
Aza ! guetté com’
z’ami toüé
Visag’ li fondi semblé
cire !
Temps là ! toué tant
loigné
Jourdi là, guetté moüé
sourire !
Z’orange astor li douce
au cœur,
Evahim plus gagné
tristesse
Toüé fais goutee n’ioun grand
bonheur
A z.ami toüé gros de
tendresse
Aza
! fixe les yeux sur moi,
Vois les effets de mon
martyre !
J’étais tant éloigné de
toi !
Aujourd’hui…tiens…vois
moi sourire.
L’orange reprend sa douceur,
Evahim
n’a plus de tristesse.
Ton
retour est le seul bonheur
Que pouvait goûter ta maîtresse.
AZA
Quior à moüé ci làlà crasé
!
Mon pas gagné quior à
z’ouvrage;
A toüé nuit, jour mon té
songé,
Çà fait li crâser
advantage.
Mon pas capab’ souffri z’encor,
Mon té mouri loin de
z’amie…!
Vla qu’Aza nien’ place de
la mort,
Dans quior à toüé trouvé
la vie.
Aza gemissait comme
toi ;
Il
n’avait plus cœur à l’ouvrage ;
Nuit et jour occupé de
toi,
Il
souffrait encore davantage.
Accablé
par les coups du sort,
J’allais
mourir loin d’une amie… !
Mais au lieu de retrouver
la mort,
Dans
ton cœur je trouve la vie […].
Les
deux textes traitent de la séparation avec un petit détail distinct : dans
Dialogue créole il y a les
retrouvailles, alors que dans Lisette
quitté la plaine, il n’y en a que l’espoir. La tristesse et la souffrance
morale s’ajoutant, ces deux œuvres abordent le thème caractériel de la
littérature d’expression créole à ses débuts même après la naissance de la
littérature haïtienne : la séparation. On se rappelle de Choucoune (1884) où Oswald Durand pleure
Choucoune qui le quitte pour un petit blanc ; et aussi de Reproche de Ti Yette de Massillon Coicou,
dans lequel Ti Yette plaint son bien-aimé qui se sépare d’elle parce qu’il est
devenu riche et ne la trouve plus bonne pour lui. Il s’agit à partir de là
d’une convergence thématique qui doit attirer l’attention des spécialistes de
la littérature haïtienne d’expression créole afin d’en trouver l’élément
catalyseur.
Tout compte fait, Lisette quitté la plaine et Evahim et Aza prouvent que la littérature qui s’exprime à travers le créole haïtien existait bien avant la naissance de la littérature haïtienne proprement dite. Qui plus est, ces deux œuvres se présentent en témoins de la genèse du créole, et donc donne non seulement une idée diachronique sur les structures internes de la langue, mais aussi sur son orthographe qui ‒ comparé à aujourd’hui ‒ a métamorphosé de fond en comble.