Histoire

Haïti vu par Jean-Paul Sartre

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(Article paru au mensuel « Le Franc-tireur » le 24 octobre 1949)

Et nous voici maintenant à la fin du voyage…

Des seize pays qu’il a traversés au vol rapide de l’avion. Sartre

il nous l’a dit au début de cet entretiengarde surtout le souvenir ému d’Haïti, îlot d’indépendance, de beauté et de misère, République noire qui s’est elle-même libérée et qui, parce qu’elle est libre, est tenue au point de vue économique, comme en quarantaine par la plus proche puissance coloniale : l’Amérique. Sartre précise :

— Comment faire, m’ont dit les quelque militants noirs, socialistes, démocrates ou communistes que j’ai pu voir là-bas. Comment faire ? Nous voudrions vivre par nous-mêmes, développer notre production, faire s’épanouir notre culture. Nous sommes trop pauvres et on nous maintient dans la pauvreté, bien que des intellectuels, français et américains, nous aident comme ils peuvent. Nos ouvriers ou plutôt nos artisans, nos paysans gagnent juste les quelques « gourdes » (c’est le nom de la monnaie haïtienne) nécessaires pour vivre. Si nous ne sommes pas esclaves comme nos frères des colonies, nous n’en sommes pas moins prolétaires exploités.

Eve et le serpent…

On pense bien que cette condition humaine n’a point manqué de toucher l’écrivain qui, dans son Orphée noir, avait justement bien vu le double l’esclavage de l’homme de couleur par rapport ou blanc : paria en raison de sa couleur, exploité dans le travail. Mais au moins les noirs d’Haïti n’ont-ils pas à souffrir de l’injure, du mépris qui s’adressent dans des pays d’Afrique ou d’Amérique à ceux que le racisme nomme « sales n*gres »

—  C’est à Haïti que l’on trouve encore, poursuit Sartre, les souvenirs des grandes révoltes noires, de la « Geste » noire, des temps héroïques de la révolte, de Toussaint Louverture, cette permanente revendication d’un peuple qui, comme chante le poète Aimé Césaire, « a appris aux races exploitantes la passion de la liberté »… En attendant qu’il reconquière partout sa dignité, le peuple noir se retranche dans ses traditions, dans son folklore, dans son art populaire. Il y a sur la terre d’Haïti des peintres qui ont le grand talent naïf de notre douanier Rousseau, des sculpteurs qui travaillent à même les troncs d’arbres… J’ai vu, par exemple, une œuvre étonnante par la puissance lyrique, Eve et le Serpent, sculpture de bois… Le serpent s’enroule autour du corps d’Eve de telle sorte que la tête du reptile et celle de la femme se trouvent soudain face à face. C’est assez bouleversant.

Radical-socialisme noir

—    Mais il y a sans doute, là-bas, dans cette société noire qui comporte des riches et des pauvres une bourgeoisie qui présente moins de lyrisme ?

—    C’est vrai, nous répond Sartre. Et l’un de nos amis, le professeur Anglès, qui fut en Haïti avant moi, avait raison quand dans la relation de son voyage il disait spirituellement qu’il avait trouvé dans la société haïtienne un mélange d’Orphée noir et d’Herriot noir.

—    C’est-à-dire ?

—    C’est-à-dire que vous avez dans la vie haïtienne un aspect révolutionnaire, explosif, subversif, lyrique et, d’autre part, une sorte de radical-socialisme noir, de libéralisme, de politique, de tranquillité, d’apaisement qui répugne aux histoires, tout en se fondant sur les grands principes et les grands ancêtres. C’est ainsi d’ailleurs que se présente au peuple d’Haïti le président de la République noire qui répond au nom aimable de Dumarsais Estimé…

—    En effet, un nom tout à fait radical socialiste !

De Cicéron à Virgile

Sartre sourit :

—    Si vous voulez… Mais vous savez, quant aux noms, il y a un mélange de races, de cultures, de civilisations ! La plupart des noirs d’Haïti portent des prénoms antiques : Cicéron, Virgile, Catulle. Comme je vous l’ai dit, hommes et femmes de cette belle race les portent avec une noblesse et une grâce qui, rappellent souvent celles des grandes races de jadis.

Nous aurions aimé faire parler Sartre encore des autres pays qu’il a connus, de Ces Républiques du Sud où les dictateurs se succèdent en de tumultueux et mystérieux coups d’État qui ont toujours un arrière-fond de pétrole, de minerais ou autres denrées concrètes.

Le temps passe, restons-en pour le moment au souvenir d’un lointain pays où l’on peut quand même être noir sans se sentir tout à fait exilé.

Récit recueilli par Georges Altman

Écrit par Haïti Inter

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